XII
Trois heures plus tard – le temps pour son avocat de rédiger l’ordonnance de mandement et de la faire signer par un juge de la Cour Suprême, il montait dans le train du tube pneumatique qui unissait New York à la Forteresse Washington. Le voyage dura quatre-vingts secondes, y compris le temps de freinage. Il se retrouva marchant calmement sur Pennsylvania Avenue vers le modeste édifice de surface qui était l’entrée de l’authentique kremlin souterrain de la Forteresse Washington.
À dix-sept heures trente, toujours en compagnie du Dr Todt, il présentait silencieusement son ordonnance de mandement à un jeune officier de l’armée de l’Air, armé d’un fusil laser.
Il y eut un moment d’attente. L’ordonnance fut lue, relue, étudiée, certifiée, homologuée par une série de fonctionnaires qui dataient de l’administration Harding. Finalement, il s’enfonça dans les profondeurs de la terre, accompagné du Dr Todt, jusqu’à l’étage le plus bas, celui dit de la « subsurface ».
Avec eux descendait un capitaine de l’armée de terre, blême et tendu. Une estafette, sans doute, qui lui adressa soudain la parole :
— Comment avez-vous fait pour pénétrer ici, avec toutes ces mesures de sécurité ?
— J’ai menti, répondit simplement Lars.
Le capitaine se tut.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent. Lars et le Dr Todt, qui avait gardé le silence pendant tout le voyage, suivirent des couloirs interminables pour arriver à la dernière barrière, le plus complexe de toutes, qui protégeait le Conseil de la Secnat de l’ONU-O.
L’arme qu’on tint pointée sur lui et sur le Dr Todt provenait, pensa-t-il fièrement, d’un dessin de la S.A.M-Lars. Il fit passer ses papiers d’identité par la petite fente aménagée dans la paroi transparente, mais impénétrable, qui s’élevait du sol au plafond. De l’autre côté, un fonctionnaire étudia lentement, gravement, les papiers qu’il avait en main ainsi que l’ordonnance. Peut-être y prit-il un temps excessif. Mais dans ces circonstances, n’était-ce pas naturel ? Par interphone, il s’adressa à Lars :
— Vous pouvez entrer, M. Powderdry, mais la personne qui vous accompagne ne le peut pas.
— C’est mon médecin.
Le fonctionnaire, l’air de plus en plus sévère sous ses cheveux gris, répondit :
— Serait-ce votre maman qu’elle devrait rester dehors.
La paroi transparente s’écarta, laissant une ouverture par laquelle Lars commença à se faufiler. Brusquement, une sonnette d’alarme retentit :
— Vous êtes armé, dit le vieux fonctionnaire en tendant la main d’un air habitué.
Lars vida ses poches :
— Pas d’armes. Un stylo à bille, de la monnaie. Vous voyez ?
— Mettez tout cela là-dedans.
Par une petite fenêtre dans le mur, une fonctionnaire, l’œil implacable, tendait un petit panier en fit de fer. Il y déposa le contenu de ses poches, puis, sur instructions, sa ceinture à la boucle métallique, et enfin, comme dans un rêve, ses souliers. En chaussettes, il se dirigea vers la porte de la grande salle et fit son entrée.
L’aide de camp du général Nitz, Mike Dovbrovsky, lui aussi général mais à trois étoiles seulement, leva les yeux. Sans changer d’expression, d’un signe de tête, il invita d’un geste péremptoire le nouveau venu à prendre place près de lui.
Un préposé quelconque, Gene-il-ne-se-rappelait-plus-le-nom, debout sur ses chaussettes, avait poursuivi son discours en gesticulant très fort et en parlant d’une voix de fausset. Lars fit semblant de le suivre avec la plus grande attention. En réalité, il se sentait soudain fatigué. Intérieurement, il se reposait. Il avait réussi à entrer. Tout le reste lui semblait maintenant secondaire, très ordinaire.
— Voici M. Lars, dit le général Nitz, interrompant l’orateur.
Aussitôt, Lars se redressa, réprimant difficilement un sursaut :
— Je suis venu aussi vite que je le pouvais, dit-il assez stupidement.
Le général Nitz expliqua :
— M. Lars, nous avons dit aux Russes que nous savons qu’ils mentent. Qu’ils ont mis sur orbite BX-3, c’est le nom de code du nouveau sat. Qu’ils ont violé l’article 10 des Protocoles dits de Dépiautage de 2002. Que dans une heure, s’ils ne reconnaissent pas avoir lancé ce sat, nous avons l’intention de l’abattre par un missile sol-air.
Silence. Le général Nitz semblait attendre la réponse de Lars. Si bien que Lars demanda :
— Et qu’a répondu le gouvernement soviétique ? Ce fut le général Mike Dovbrovskv qui lui répondit :
— Qu’il serait heureux d’utiliser toutes ses stations d’observation pour localiser ce sat, afin que notre missile aille droit au but. Et c’est ce que les Russes ont fait. Et ils ont même découvert – ce que nous n’avions pas fait avec nos instruments – un champ de distorsion qui entoure BX-3, et dont le but est évidemment d’égarer un missile thermotropique.
— Je croyais que vous aviez envoyé un jeu de robots percept-extenseurs.
Il y eut un silence, puis le général Nitz prit la parole.
— Même si vous devez vivre encore cent ans, Lars, vous devrez affirmer à tous ceux que vous rencontrerez y compris moi-même, que nous n’avons jamais envoyé de robot percept-extenseur. Et que, puisqu’il en est ainsi, il s’agit d’une invention d’un de ces ignobles reporters de journs. Et si cela ne suffit pas, vous direz que c’est issu tout droit de l’imagination de ce type de la télé… comment s’appelle-t-il.
— Joyeux Commis-Voyageur, dit l’une des aides-consomm, Molly Neumann.
Est-ce vraiment son nom ? s’étonna Lars. Jusqu’alors il avait cru que c’était le titre de l’émission matinale…
— Voyez-vous, Lars… continua le général Nitz.
Il lui sembla que ce visage en forme de carotte trahissait un amusement inimaginable, un peu gauche malgré tout.
— … Voyez-vous Lars, pour étrange que cela puisse paraître, quelqu’un, un participant bona fide à cette session, a suggéré – vous en rirez certainement – que nous vous demandions de faire un de vos numéros complets, chant et danse, vous savez avec accompagnement de banjo, etc., bref, que vous entriez en transe. Pouvez-vous puiser une arme dans l’espace hyperdimensionnel ? Franchement, Lars, dites-le nous. Pouvez-vous en tirer quelque chose qui élimine BX-3. Je vous en prie, Lars, ne vous payez pas ma tête. Si vous nous dites simplement non, nous ne vous mettrons pas à la porte pour cela. Nous essaierons simplement de penser à quelque chose d’autre.
— Non, je ne peux pas, dit Lars.
Les paupières du général battirent. De compassion, eût-il dit, bien que ce fût impossible.
De toute façon, cela ne dura qu’un instant. Son expression sardonique reprit le dessus :
— Quoi qu’il en soit, vous êtes honnête, et c’est ce que je vous demandais.
Il eut un rire qui ressemblait à un aboiement. Une femme du nom de Min Dosker d’une voix curieusement haut perchée, très femme du monde :
— Il pourrait essayer.
— Je peux essayer, fit Lars très vite avant que le général Nitz pût écarter simplement la proposition. Laissez-moi vous expliquer…
Le général lui coupa la parole pour dire d’une voix lente :
— Non, n’expliquez rien. Faites-moi cette faveur personnelle. Lars, je ne vous l’ai pas dit, mais Mme Dosker est de SeRKeb. Alors, puisqu’elle est ici, ne nous exposez pas en long et en large comme vous opérez, ce que vous pouvez et ne pouvez pas faire. À cause de la présence de Mme SeRKeb, nous ne pouvons être totalement francs. Vous nous comprenez, n’est-ce pas. Min ? Min Dosker tripotait ses micro-documents, l’air irrité :
— Je trouve que votre médium devrait essayer…
— Et le vôtre, cette fille Toptchev ? demanda le général Dovbrovsky.
— On m’a informé qu’elle était…
Elle hésita, manifestement, elle aussi était tenue à une certaine réserve.
— Morte ? fit la voix grinçante du général Nitz. Les tensions successives l’ont probablement tuée.
— Oh non ! protesta Mme Dosker, horrifiée. Lilo Toptchev est… choquée. Elle fait une cure de calme à l’Institut Pavlov de la Nouvelle-Moscou. Pour le moment, elle est incapable de travailler, mais elle n’est pas morte.
L’un des aides-consomm, une nullité, demanda :
— Quand sortira-t-elle de son état de prostration ? En avez-vous une idée ?
— Dans quelques heures, d’après ce que nous espérons.
Montrant ses dents jaunes, irrégulières, le général Nitz grimaça, se frotta les mains et dit soudain :
— Soit. Powderdry, je suis content que vous soyez ici. Je le suis vraiment. J’aime les gens comme vous qui ne supportent pas qu’on leur raccroche le vidéophone au nez. Lars voulut dire son mot :
— Quelle sorte de personne est cette Lilo… ?
Le général Bronstein, assis à l’extrémité de la table, du côté du général Dovbrovsky, lui jeta un tel regard qu’il s’interrompit net et même, Dieu puissant, se sentit rougir. Déjà le général Nitz reprenait la parole :
— Quand étiez-vous la dernière fois à Fairfax, en Islande ?
— Il y a six ans, répondit Lars.
— Et avant ?
— Jamais.
— Désirez-vous y aller ?
— J’irais n’importe où. J’irais chez Dieu le père. Oui, je serais content de faire quelque chose.
Le général Nitz approuva d’un signe de tête :
— C’est bien. Votre Toptchev devrait être sortie de son choc disons vers minuit, heure de Washington, n’est-ce pas, madame Dosker ?
— J’en suis certaine.
— Avez-vous jamais essayé de travailler avec un autre médium, monsieur Lars ? demanda quelqu’un.
— Non.
Heureusement, il avait pu contrôler sa voix.
— … Mais je serais heureux de joindre mes capacités et mes années d’expérience à celles de Mlle Toptchev. En fait… Il hésita un instant avant de poursuivre :
— … Depuis quelque temps, il m’arrive de penser qu’une telle fusion pourrait être hautement avantageuse pour les deux blocs.
Avec une désinvolture voulue, le général Nitz déclara :
— Nous avons ce psychiatre de la clinique Wallingford. Ce sont trois médiums pour armes qu’on nous propose. Les essais ne sont pas encore achevés, mais…
Brutalement, il se tourna vers Lars :
— …Vous n’aimeriez guère cela, monsieur Lars. Vous n’aimeriez pas cela du tout. Alors, nous vous épargnerons ce désagrément. Pour l’instant.
De là main droite, il fit un geste semblable à un tic. À l’extrémité de la salle, un jeune commandant s’inclina pour appuyer sur le bouton d’un vidéophone. Il prononça quelques mots à voix basse dans un micro, parlant avec des personnes invisibles, puis, se redressant, indiqua de la main l’écran qui s’illumina.
Un visage s’y dessina ; l’image tremblotante venait de très loin sans doute, relayée par satellite. Le général Nitz eut un geste vers Lars :
— Est-ce que notre homme peut collaborer avec votre jeune fille ?
Les yeux lointains et troubles du visage de l’écran se fixèrent sur Lars, tandis que le jeune officier traduisait dans son microphone.
— Non, fit l’homme de l’écran.
— Pourquoi pas, monsieur le maréchal ? demanda Nitz.
Ce visage était celui du plus haut dignitaire de Pip-Est, l’homme qui détenait le pouvoir, président du Comité central du parti communiste et secrétaire général de la SeRKeb, Maxime Paponovitch, maréchal de l’Armée Rouge.
— Parce que nous devons la protéger contre toute publicité. Elle n’est pas bien… je veux dire malade. Je regrette. C’est dommage.
Les yeux de félin de Paponovitch surveillaient la réaction de Lars, comme s’ils pouvaient déchiffrer depuis longtemps le code de ses pensées. Lars, respectueusement, se leva :
— Monsieur le Maréchal, vous commettez une terrible erreur. L’Union Soviétique s’oppose-t-elle à ce qu’on cherche à remédier à cette mauvaise situation ? Indiscutablement, le visage de l’écran exprimait maintenant de la haine, et ses yeux continuaient à scruter ses pensées.
Si on m’interdit de collaborer avec Mlle Toptchev je renforcerai les mesures de sécurité du Bloc-Ouest et considérerai que nous nous occupons seulement de nous. Je vous demande de revenir sur votre décision, pour protéger les milliards d’hommes de pip-Est. Et je suis prêt à rendre publique la nature de notre effort de collaboration, en dépit des instructions éventuelles du présent Conseil. J’ai accès direct aux informedia. Et votre refus…
— Entendu, fit le maréchal Paponovitch. Dans les vingt-quatre heures qui suivent, Mlle Toptchev se trouvera à Fairfax, Islande.
Mais son regard triomphant ne laissait aucun doute sur ce qu’il pensait : « Vous venez de faire seulement ce que nous avions l’intention de faire, nous aussi. Mais vous en avez assumé la responsabilité. En cas d’échec, c’est sur vous que cela retombera. Si bien que nous avons gagné. Merci.
— Merci, monsieur le Maréchal, dit Lars en se rasseyant.
Peu lui importait d’avoir été ou non habilement manipulé. La seule chose qui comptait pour lui était que, dans les vingt-quatre heures qui suivraient, il connaîtrait enfin Lilo Toptchev.